festival littéraire - LE HAVRE
ANICE
RACHIDA
MADJID (1)
MADJID (2)
MADJID (3)
Le goût des autres, la diversité.
Je me contente d’apprécier ma première confrontation à la diversité : celle des accents. Au Havre, la juxtaposition devient essencé.
On me demande avant mon arrivée au Havre si la diversité est pour moi un sujet de travail, d’intérêt. Je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Je ne vois pas bien ce que ce mot, trop connoté, galvaudé, utilisé à tout prétexte, peut bien recouvrir de réalité(s). Je comprends qu’il y a des départements, des bureaux, des employés dans les municipalités de la diversité, attachés, détachés à la diversité. J’entends la question, j’entends ses velléités œcuméniques, elle peut m’appartenir par ailleurs dans d’autres lieux, justement ceux que j’habite quotidiennement, dénués de cette diversité sociale, dans lesquels elle est un sujet de discours convenus.
A Emergence, la diversité n’est pas un sujet. Non pas au sens où ce sujet n’est pas abordable, mais parce qu’il ne fait simplement pas sens. A Emergence, la diversité n’est ni problème à résoudre, ni objectif. Une fierté amusée peut-être, de par la qualité de l’enseignement dispensé, le calme et la convivialité régnants, d’avoir attiré dans ce quartier éloigné, détaché du centre-ville, à pérenne mauvaise réputation, des dames des beaux quartiers. Des quartiers lointains que le tramway à venir tente de rapprocher.
A Emergence, la diversité, telle que je l’entendais, est là d’emblée, de fait, historiquement. La population du quartier de Mont-Gaillard raconte une histoire de France, une histoire de l’immigration en France, au gré des implantations de l’industrie automobile et pétrolifère, des reconstructions ; de leurs besoins. Il y a quarante ans les Portugais, puis les Maghrébins, les Africains, aujourd’hui les migrants de l’est de l’Europe. La question qui se pose ici ne semble donc pas être : que faire de la diversité, comment faire avec la diversité, comment faire de la diversité ? La question qui semble se poser aux fondateurs, inventeurs, porteurs à bout de bras d’Emergence, est : comment faire pour que naître dans ce quartier de Mont-Gaillard ne soit pas une fatalité, un destin tracé du chômage, de ce qui accompagne le chômage, l’absence de formation, l’école arrêtée sans diplôme ? Comment faire de la boxe (fim expérimental), de sa pratique un levier vers autre chose ? La démonstration par l’exemple de la possibilité de faire exister dans la durée, un lieu de vie, de rencontres ouvert, au cœur d’un quartier sensible, un quartier de ceux que l’on voit à la télévision où brûlent les voitures, où sûrement, comme on l’a vu aussi, les jeunes se retrouvent dans des halls d’immeubles, vendent et consomment de la drogue. Un quartier dans lequel, outre ce club de boxe, le centre névralgique est le centre commercial. Alors, la littérature, toujours peu sport de combat, retrouve ce qu’elle connaît de l’univers de la boxe, dans ces quartiers de villes américaines, où le «gym» (salle d’entraînement) est l’unique alternative à la rue.
Alors, forcément, on a envie de raconter cette aventure, celle de ces deux types de deux générations que la boxe a sortis de leur quartier havrais pour les porter dans d’autres villes, connaître la gloire et les titres sur le ring. Ces deux types qui, carrière pliée, ont décidé de ne pas s’offrir une place sous un soleil plus clément mais de revenir dans le quartier de leur enfance. Devant le constat de leurs contemporains, passés par la case prison, pourquoi pas, ils ont tenté de trouver un moyen de réinsérer les premiers et d’éviter le même parcours à la génération suivante. C’est cette histoire que je veux raconter. Ici, le goût des autres, forcément. Cette histoire avec tout ce qu’elle semble comporter d’évidences pour eux et qui pour moi appartient à l’utopie réalisée de ces discours longtemps proférés avec l’aplomb de celle qui n’agit pas.
Quand je suis arrivée aujourd’hui, Madjid revenait du Burkina Faso. Il y était parti avec des jeunes du club. Construire, en brousse, un terrain de basket. Parce qu’un jeune burkinabé de Saint-Laurent était mort sur un terrain de basket. C’est cette histoire que je veux raconter, la sienne. Parce qu’il faut choisir et je pourrais vouloir raconter celle de Nicole Pierre, ou des autres rencontrés, enregistrés aujourd’hui.
Nathalie Burel
JEUDI 26 JANVIER 2012
MARDI 24 JANVIER 2012
MERCREDI 25 JANVIER 2012
LUNDI 23 JANVIER 2012
Le micro tendu, c’est quelque chose.
Aujourd’hui, Jamel m’a offert deux couteaux et un économe. A Gaël, qui m’accompagne pour les sujets radio, une peluche avec le maillot de Marseille. Avant de les donner, il a demandé qu’on ne les refuse pas, qu’on ne fasse pas semblant d’être trop émus pour les accepter. On en n’a rien fait, mais du coup on n’a pas su ce qui nous valait ces cadeaux. De l’avoir fait parler hier dans le micro, à son évident plaisir, de l’avoir écouté raconter son histoire. Comme si d’être racontée à nouveau, pour de nouveaux auditeurs, l’histoire refaisait sens.
Mais Jamel est déjà une vedette de la radio. Longtemps, il n’a pas eu besoin de nous, comme le démontre son très copieux dossier de presse, précieusement confié aujourd’hui, pour attester tout ce qu’il avait avancé hier. La Kriss de France Inter, le Jean Lebrun de France Culture se sont intéressés à cet homme, sont venus le chercher dans ce quartier du Mont-Gaillard, là où il avait inventé, il y a bien longtemps une forme d’aide à la personne.
Parti du constat simple que l’on peut être vieux et vouloir aller chez le coiffeur, s’acheter des robes et de cette élégance retrouvée, vouloir faire profiter l’extérieur. Ca lui paraissait simple, ce que chacun, croit-il, fait pour ses parents. Alors il demandait aux vieux, (entendre dire « séniors » le hérisse autant que de se faire appeler "monsieur" ou de se voir proposer la nationalité française. Mais Jamel dit ses colères, il ne les explique pas, n’en donne pas les raisons, comme pour ses cadeaux), « le cheptel » où ils souhaitaient se rendre. Il passait les prendre avec sa camionnette, les conduisait, souvent au supermarché, après le coiffeur, affublés de foulards colorés pour ne pas les perdre dans les rayons. Il a été sollicité pour parler de son idée à la télévision, à la radio, reçu par un secrétaire d’Etat à l’économie solidaire de Jospin.
La suite, la fin de l’histoire, il ne la raconte pas. Ceux qui le connaissent résument : il s’est fait voler son idée, il a perdu son emploi. On comprend qu’il a perdu plus que cela dans la bataille. Pour les Havrais devenus séniors en son absence, je ne sais pas si on les rencontre encore, coiffés et habillés de neuf, un foulard jaune autour du cou, dans les allées des supermarchés. A Emergence, tout le monde connaît son histoire, mais cela ne semble heureusement pas dissuader les deux inventeurs du lieu, du concept, Allaoui Guenni et Madjid Nassah, de vouloir propager, diffuser leur bonne idée. Le goût des autres, encore.
Depuis qu’il a fondé Emergence avec Madjid, Alllaoui ne boxe plus. Comme il le dit avec son air indéfinissable, il est devenu le commercial de son idée. Parce que l’idée est trop belle pour ne pas voyager. On le comprend. Une politique réaliste, avec un parfum d’utopie. Qui n’adhérerait pas ? Les Belges ont dit oui, avant d’autres municipalités françaises, on peut le souhaiter. Malgré la mort des polices de proximité, déclarées vaines par notre Président, il a fait se côtoyer sur ses rings des policiers, des contrôleurs de bus et les jeunes des quartiers pour faire d’une leçon de sport une leçon de citoyenneté. Le Président a dit de la police de proximité dans les quartiers que c’était de l’argent public inutilement utilisé, peu importe. Les jeunes qui passent à Emergence par la case réinsertion trouvent un partenariat avec l’entreprise de transport locale. Ils suivent une formation, ils trouvent des emplois pérennes. 1000 CDI trouvés, donnés, construits.
Monsieur Allaoui, comme on le dit parfois à Emergence, a d’abord sillonné les routes de France pendant 17 ans, pour emmener sur les rings, entraîner, mener au titre ses poulains au nombre desquels Madjid figure. 17 ans donnés à d’autres, dont il a réalisé le rêve. Faut-il redire ici, le titre heureux de ce festival de littérature ? C’est donc en commercial et non en pédagogue qu’Allaoui dit sillonner ces mêmes routes. On a du mal à le croire moins pédagogue aujourd’hui qu’alors.
Aujourd’hui, revenu de son rendez-vous de commercial, où l’Algérien d’origine a promu entre autre la valeur de la savate, ce sport si français, il prend le temps d’écouter, autour du thé de Djamila, la leçon d’histoire de Jamel. Parce qu’Emergence est située, 33 rue Pauline Kergomard, « Une pédagogue, fin du XIXème, elle s’est battue toute sa vie, les mecs ils l’ont fait chialer, les députés et compagnie. Elle s’est battue toute sa vie pour que l’instruction rentre dans les foyers modestes et surtout que les handicapés on ne les prenne plus pour des malades mentaux, qu’on ne les mette plus dans les asiles, les faire sortir, qu’ils aient une vie digne ; voilà, cette dame-là, ils l’ont fait crever, la pauvre.»
Nathalie Burel
Le jour des enfants
Avant que la salle de boxe ne se colore avec les robes des petites apprenties danseuses orientales, il y avait atelier d’écriture.
J’ai dû promettre, en récompense, un concours de corde à sauter. Qui dit que les jeunes ont perdu le goût de l’effort ? Souffrant encore des séquelles de ma découverte des pompes pyramidales la veille, j’ai feint de devoir faire, immédiatement à son issue, le bilan de notre atelier. Les enfants ont feint d’être dupes. Déjà, ils n’étaient pas venus dans l’idée d’écrire, ils voulaient voir à quoi ça ressemble un écrivain. Ils sont polis, ils n’ont même pas fait mine d’être déçus. Je n’avais ni la barbe ni les lunettes attendues, mais aucun mépris. Juste ils le disent, que je n’imagine pas les berner si facilement.
Fidèle au thème de la semaine, je voulais travailler avec eux autour de la diversité. Réfléchir ensemble à ce qui fait que l’autre est autre, le différent n’est pas le semblable, comment ils l’entendent, le perçoivent, le vivent. Ils sont 9, ils ont entre 6 et 11 ans.
Leur identité est claire, le différent aussi. L’autre c’est d’abord et unanimement le handicapé. Après, s’il faut en trouver un autre, c’est le blanc. Comment vous définiriez votre identité ? Il n’existe pas de question plus simple pour eux. Et elle n’admet pas de contradiction. Mohamed a huit ans. « Je suis algérien, je suis pas havrais. - Mais tu es né où ? - Je suis né à Jacques Monot, mais je suis pas havrais » Idrissa, 7 ans, est africain. Un pays plus précisément ? Non, l’Afrique. Maxence 6 ans est un petit peu anglais. Ludwig, 11 ans, est un peu espagnol, un peu italien. Et comme il est un peu espagnol, il se sent algérien.
Alors finalement, ce qui constitue leur identité ce qui n’appartient pas à tous les autres. Le fond commun est hors de l’identité. Et à l’intérieur de la famille, vous êtes quoi ? Des enfants. La diversité, la mixité ? La mixité c’est comme mixer des fruits pour faire un cocktail. C’est comme mixer des disques. Du coup c’est bien la mixité.
Et comment vous choisissez vos amis, vos proches ? Vous aimez plutôt être avec des gens qui vous ressemblent ou des gens qui sont différents ? Mohamed : Non, c’est pas ça, on choisit pas. On va voir quelqu’un, on lui demande s’il veut être notre ami, s’il ne veut pas, on va voir quelqu’un d’autre. Idrissa : on regarde sa tête, quand même.
Pour les plus jeunes, qui débutent dans l’apprentissage de l’écriture, le passage de l’échange oral à l’écrit est fastidieux, alors certains dessinent, peu répondent aux contraintes. Il y a des choses qu’ils veulent dire, ce qu’ils aiment, ce qu’ils veulent.
J’ai demandé où ils aimeraient vivre et pourquoi. Ce qui est certain pour moi, maintenant, c’est qu’au Havre, ça doit sacrément cailler, car il n’y a qu’un seul motif de migration, pour le Maroc, Marseille ou ailleurs : parce qu’il y fait chaud. J’apprends même qu’en Ardèche il fait au moins 50°C.
Ces problèmes de températures rendent certains rêves délicats à réaliser. Comment « être docker parce que je veux reprendre la relève de la famille » en Ardèche, en ayant une Porsche comme Rocky ? La voiture tient une place non négligeable dans la construction des rêves. Si Jolyan, 7 ans, veut devenir policier parce qu’il aime arrêter des gens, c’est pour monter dans une voiture de police, qu’Idrissa souhaite embrasser la même carrière. Jolyan voudrait une BMW, pour la vendre pendant les vacances.
Maxence, « 6 bientôt 7, j’habite à côté d’Enzo et en plus j’ai deux sœurs et j’ai une X-BOX 360. Je voudrais être dans la maison d’Enzo » Enzo, « 6 ans, Mont-Gaillard et en plus j’ai une petite sœur Daisy, des fois elle pleure. Quand je suis grand, je veux être pompier et j’ai un super copain Maxence et j’aimerais que plus tard, Maxence vienne chez nous ». Alors soudain, les rêves semblent si aisément réalisables. Qui ne souhaiterait pas vivre cette déclaration simultanée ?
Il y a le rêve réalisé des âmes sœurs qui se trouvent, il y a les rêves que l’on arrache, que l’on ira chercher. « Presque tous les jours je vais à la lutte, parfois le dimanche, je vais à des compétitions, quand il n’y a pas de compétitions, je vais à la piscine. Je fais aussi du renforcement musculaire. Je veux être champion du monde de lutte, car je vais gagner des coupes, ou des médailles ou gagner de l’argent. Pour l’instant, toutes mes compétitions, je suis arrivé premier ».
Après, il reste les rêves qui n’ont pas encore de nom, les choses que l’on voudrait mais qui n’existent pas encore. Ceux-là, rien n’empêche de les inventer soi-même. C’est le bateau-ring de Jolyan.
Nathalie Burel
Je suis venue voir la télé.
Je l’ai cherchée. On m’a mise en résidence dans un quartier sensible, dans un club de boxe, dans le cadre d’un festival sur la diversité. Au Havre. Tout était là, me tendait les bras, j’allais voir la télé en vrai. J’attends patiemment trois jours, en immersion, ma bombe lacrymogène cachée dans mon sac à main, j’attends le JT de TF1. Je me dis qu’ils vont tenir, jouer le jeu un peu, mais que je vais les coincer. Heureusement, pour passer le temps, Le Havre Presse, me tient en haleine avec un chasseur de 81 ans qui tue un enfant, avec Coralie qui noie son fils de deux ans, en ajoutant du bain moussant pour ne pas deviner le visage de son enfant, une rixe place du Vieux-Marché, de la cocaïne cachée dans une Playstation, une femme tuée à coups de tabouret. Tout est encore possible, le fait-divers n’attend que moi.
Je retourne donc quotidiennement au Mont-Gaillard, sur les hauteurs de la ville où rien ne va, on me l’a affirmé avant que j’arrive. Je cherche en vain les images de la télé, on a dû cacher les voitures brûlées pour mon arrivée, c’est forcément ça. A Emergence, Djamila continue à m’offrir un thé à la menthe et des gâteaux, les enfants continuent à venir me saluer, les adolescents me donnent du « vous, madame ». C’est à désespérer. Comme une morte de faim, je note l’anecdote d’une jeune fille qui ne pouvait pas venir suivre les stages de réinsertion parce qu’ils commençaient à 14h et qu’à cette heure-là, il lui était impossible de sortir de chez elle parce qu’elle manquerait “Les Feux de l’Amour”. Je suis à peine à 15 minutes du JT de Jean-Pierre Pernaud, j’approche. J’entends que des jeunes filles du quartier tombent enceintes à 14 ou 15 ans. Finalement, la même réalité que dans des lycées ruraux bretons dans lesquels j’ai travaillé. Simplement ici, les filles, on les appelle les gows, les papiches. Mais la situation effraie autant qu’ailleurs elle ne leur semble pas plus banale, acceptable qu’à moi. Je finis par comprendre que mon problème, c’est le timing. Un mauvais timing. J’aurais pu le comprendre très vite, si je n’étais pas venue avec Jean-Pierre Pernaud niché contre ma bombe lacrymo, dans mon sac à main. Je suis venue 10 ans trop tard.
J’ai d’abord été impressionnée par les actions mises en place pour la réinsertion, leur incroyable pragmatisme. Des chantiers sont mis en place, des entreprises vont ouvrir : Allaoui va à la rencontre des futurs dirigeants leur demander de quels types d’employés ils auront besoin et il accompagne les jeunes dans une formation correspondant, avec la certitude que les jeunes trouveront un emploi valorisant leur savoir. Il y a une volonté forte de s’ancrer dans l’action sociale efficace, il y a les idées justes. Et puis comme ils me le font remarquer : une évidence. Ici, les problèmes sont arrivés avant. La crise, ils la côtoient depuis longtemps, alors les armes ça fait un moment qu’ils les ont trouvées. Si j’avais voulu voir les quartiers en feu, il me fallait venir à Mont-Gaillard il y a dix ans. Peut-être cinq, les avis divergent. En tout cas, mon timing est mauvais. Je n’ai pas de portrait de quartier en feu sous la main. Il ne me reste qu’à comprendre. Je pense politique d’urbanisme, je pense au symbole fort de ce tramway en devenir. J’espère que je ne rencontrerai plus de petits Havrais de 11 ans qui ne sont jamais allés à la plage. J’imagine qu’enfin ces quartiers seront rattachés au centre, la ville haute à la ville basse, j’imagine l’incroyable changement de la future continuité territoriale. Mais avant ? Pourquoi le quartier a évolué ? Pourquoi les gens qui y vivent y sont autant attachés ? Pourquoi ne rêvent-ils pas de vivre ailleurs ? Ramdane Djemel a 22 ans. Il s’est inscrit aux cours de boxe d’Emergence en 2002, à l’ouverture du club. Il avait 12 ans, il voulait être boxeur comme son grand frère. Le plus assidu, toujours en avance, des années. Madjid m’avait parlé de lui, dans les mêmes termes, justifiant ainsi son embauche comme entraîneur des petits. On imagine alors, pourquoi pas, son TF1 en poche, que Ramdane est sorti de l’école sans diplôme et sans avenir et qu’Emergence lui a offert sa seule chance de décrocher un emploi. Mais Ramdane a passé un bac ES, obtenu un DUT puis une licence pro, dans le transport. Sans redoubler. Il travaille 20 heures par semaine à Emergence. Il n’a jamais travaillé dans le transport, je le comprendrai aisément plus tard. Il a suivi des études, pour faire plaisir à ses parents, ceux qui n’avaient pas eu la chance de mettre les pieds dans une école, ceux qui sont venus de Kabylie pour grossir la main d’œuvre de chez Renault dans les années 70. Ramdane se souvient d’un quartier dans lequel chaque journée était fatalement ponctuée d’un incident, de violences. Il se souvient que les voitures de police ne passaient pas sans être caillassées. Il a grandi dans un quartier qui n’offrait rien à personne, où les jeunes étaient condamnés à une pernicieuse oisiveté. Quand il a passé son BAFA et travaillé pour la ville, il a officié dans son quartier. Sans moyens, sans infrastructures. « il n’allait pas occuper les lascars des quartiers à faire des coloriages ». Aujourd’hui, il y a toujours des jeunes qui traînent en groupes en bas des immeubles. Mais c’est parce qu’ils n’ont aucun autre endroit où se retrouver. Il m’assure qu’ « à moins de venir avec un sac Vuitton et de crier qu’il y a des milliers d’euros dedans », il ne m’arrivera rien, si je décide de me promener le soir à Mont-Gaillard. Les voitures de police font des rondes maintenant sans caillou à l’horizon. Son explication revient à mon histoire de timing. Pour lui, il s’agit de demi génération. Benjamin d’une famille de 6 enfants, il a bénéficié des bons et des mauvais exemples de ses aînés. Et surtout, ceux-ci n’ont pas permis aux plus jeunes de reproduire leurs erreurs. Ce n’est donc pas seulement pour le sport que Ramdane n’a jamais bu une goutte d’alcool, c’est aussi par respect pour sa famille. Aussi parce qu’un homme n’a pas besoin d’être ivre pour aller voir les filles.
Marc Mendy a 39 ans. Il travaille depuis 6 ans à Emergence, il y a adhéré dès l’ouverture, en passionné de boxe, puis de musculation. Il a gardé d’une éducation par l’exemple le goût de l’effort. On lui a appris à être ambitieux, courageux, à respecter l’aîné. Pendant que son père sénégalais vivait le racisme sur les docks, Marc l’entendait à l’école. Quand la violence et le mépris de l’autre déconcentrent de tout apprentissage, conduisent à attendre que la loi autorise à 16 ans à quitter l’école. A la violence, on répond par la force. Son père a enduré les tâches les plus ingrates, les humiliations, « s’est fait traiter de tous les noms, on lui donnait toujours le sale boulot », sans rien dire. Mais un jour il a demandé aux membres mâles de sa famille de descendre à la ville basse, sur les docks, en force, en nombre. « S’imposer par la force » Les dockers n’ont pas oublié ce qui s’est passé. Mais les docks sont toujours un haut lieu de discrimination raciale. On comprend peut être pourquoi Ramdane n’a pas forcément voulu tenter sa chance dans le transport maritime auquel le destinaient ses études. Marco a le modèle d’une autre force, celle de sa mère arrivée en France sans savoir ni lire ni écrire, qui a éduqué ses enfants, seule après avoir eu le courage de quitter son mari. Alors, pour Marco, être adulte, être « un bonhomme », n’est forcément pas une histoire d’attitude. C’est accepter de reprendre des études même quand l’école n’a pas d’abord été clémente : le courage et l’ambition venus du père, c’est aussi élever ses enfants, avoir une femme et travailler pour les faire vivre, la force de sa mère.
Ramdane n’a pas envie de chercher du travail à Paris, pas plus qu’il n’a envie de vivre dans la ville basse. Son quartier est un cocon. Il vit la richesse de la diversité « chacun raconte son parcours culturel, comment ça se passe chez eux, la cuisine… ». Il n’a jamais connu la discrimination. Parce qu’il a toujours côtoyé « des gens comme lui ». Sortir du quartier serait forcément prendre le risque d’être confronté à cette discrimination. Je me demande alors forcément combien d’habitants de la ville haute viendront au festival de littérature sur la diversité situé dans la ville basse.
Nathalie Burel
Témoignages
de l'association Emérgence
Journal de bord
de Nathalie Burel
Entretiens et textes : Nathalie Burel
Prise de son : Gael Desbois